Se lever de la selle et se tenir droit sur un vélo, sans balancer son corps dans tous les sens, ou bien rester assis, bien posé sur la machine, les mains sur le guidon, et mouliner, encore et encore, jusqu’à ce que les jambes n’en puissent plus. Tout n’est parfois qu’une question de style, de beauté dans l’action, d’efficacité sur le moment. Le beau est perçu comme tel, de manière franchement arbitraire, pour prouver aux yeux du monde qu’un Alberto Contador en danseuse restera plus fringuant qu’un Chris Froome assis, les bras en position asymétrique, dans des postures peu académiques, mais diablement dévastatrices.
On peut alors s’asseoir et fumer la pipe, en philosophant sur le beau et le moins beau, ou plutôt sur ce qui doit l’être ou ne pas l’être. Le sujet est intéressant, mais parler vélo et de ses émotions permanentes reste tout de même un peu plus appétissant. Parler simplement d’un cyclisme total, celui du grand bazar, des pelotons désorganisés, des hommes seuls face à la victoire, qui puisent dans leur corps ce qu’il leur reste d’énergie pour conclure un exploit. Parler d’un cyclisme éternel, aux racines qui appartiennent au passé et au présent, des chevauchées mythiques de Fausto Coppi et d’Eddy Merckx, de Bernard Hinault et de Raymond Poulidor, d’Alberto Contador et d’Andy Schleck, aux exploits majuscules de Chris Froome et de Vincenzo Nibali, de Tadej Pogacar et d’Egan Bernal. Parler de la beauté d’une attaque et de sa nécessité. Parler des paysages calmes, où le public est peu représenté. Parler de ce virage des Hollandais, de cette couleur orange qui brille sous le soleil, et plus globalement du chaudron que demeurera éternellement l’Alpe d’Huez. Parler de tout et de rien. Parler pour parler, rouler pour rouler, attaquer pour attaquer. Et rendre ses fans encore plus heureux.

Encore plus heureux que d’être ici, au bon endroit, sur l’herbe qui borde les pentes prononcées de la Planche des Belles Filles. Être heureux de ressentir la chaleur d’une journée d’été, dans les montagnes, où les caravanes défilent une par une jusqu’au sommet, où les déguisements les plus ridicules deviennent, pendant un moment, les plus sublimes. L’attente est souvent longue, parfois même inutile lorsque l’on connaît la durée du spectacle qui se déroulera sous nos yeux. Mais la patience est le meilleur ami d’un mordu de vélo. Quand il n’a pas la chance d’être sur le bord des routes, la pancarte « Allez Opi-Omi » à la main — pour la blague, rassurez-vous — il allume la télé à 11 heures, pour le départ fictif, et ne la quitte plus des yeux jusqu’à la fin de la journée. Et il fait cela toute l’année, pas seulement en été, hélas. Toute l’année, de janvier jusqu’à octobre, des Strade Bianche à Milan-Turin, de Paris-Roubaix au Tour de Lombardie, du Giro à la Vuelta en passant par l’immanquable Tour de France. Le spectateur attend, s’assoupit souvent, se réveille brusquement en se rendant compte qu’il s’était assoupi, se tape sur le crâne et se traite d’idiot. Il n’y est pour rien. Thomas Voeckler a pris ses larmes, Alberto Contador son cœur, le cyclisme sa vie.
Face à tous ces bouleversements, il ne pouvait que contempler la beauté d’un sport de mouvement, où tout est sur un fil, où une chute dans une descente, la tête la première dans un tas de neige, peut anéantir tous les espoirs d’une victoire finale sur le Giro. En deux secondes, tout peut être renversé, par une attaque tranchante, par une tactique maligne élaborée le matin dans le bus, par une chute rocambolesque. Pour ces deux secondes, le spectateur aura attendu deux heures. Il aurait pu tondre sa pelouse, arroser ses plantes, appeler son patron pour lui annoncer qu’il sera malade au moins jusqu’à la fin du mois. Mais il a préféré attendre, parce que d’expérience, il sait qu’en deux heures, il se passe des choses qui pourraient lui échapper, s’il venait à remplir l’arrosoir. En deux heures, il sait parfaitement que Philippe Gilbert a le temps d’attaquer 8 fois sur le Pattenberg, que Julian Alaphilippe peut gagner 10 fois un sprint sur le mur d’Huy et que Rigoberto Uran peut se tourner les pouces, en attendant la prochaine attaque de Chris Froome. Dans ce dernier cas de figure, il faut l’avouer, sa tondeuse à gazon n’attend que lui.

Devant sa télé, le spectateur patiente jusqu’à la prochaine bataille, aussi banale soit-elle. Il se délecte d’un départ complètement chaotique, sous la pluie, dans des rues étroites aux virages serrés, parfois pavées, souvent abîmées. Il adule tout ce qui ne parait pas stable, ce que le cyclisme peut créer de plus beau : des offensives incontrôlées, des coureurs en guerre avec leur machine, la sueur dégoulinant sur le front, le visage marqué par la douleur. Il aime tout ce qui semble simple, parce qu’il sait qu’autrement, il n’en serait pas capable. On dira de lui qu’il n’est qu’un spectateur parmi tant d’autre, que son avis compte peu, que les coureurs font la course et que le spectacle ne dépend que d’eux. Il ne dira pas que c’est complètement faux. Il dira plutôt ce qu’il a constaté depuis longtemps : si c’est seulement les coureurs qui font la course, il faut imaginer la course que ce serait !
Une course aux 180 cerveaux et imaginations différentes. Une course aux 180 scénarios distincts, soit une immense pile de propositions alléchantes qui s’offre au réalisateur. Une course complètement folle, avouons-le, complément incontrôlable, absolument magnifique. Une course d’acteurs qui courent la fleur au fusil, sans craindre le prochain champ de mines. Une course pour un Mathieu van der Poel ou un Remco Evenepoel, pour cette jeunesse stupéfiante, cette relève rafraîchissante, qui n’a pas appris à compter ses coups de pédales — ou qui n’a pas appris à compter tout court, qui sait. Longtemps, d’une main de fer, le Tour de France a été dominé par une seule équipe, la Sky, dont il faudra louer, un jour, la capacité ébouriffante à demeurer en groupe, unie pour une cause aussi simple qu’elle en devient complexe, celle de dominer le Tour encore un peu plus chaque année. Cette parenthèse était originale, mais le cyclisme revient toujours à ce qu’il a de plus propre, à ces hommes qui couraient à l’instinct, sans savoir exactement où se situait la ligne d’arrivée, sans connaître l’avance qu’ils possédaient sur leurs plus proches concurrents, sans savoir que leurs escapades solitaires deviendraient des légendes. Sans savoir après tout qu’en deux secondes, il se passe souvent plus de choses qu’en deux heures.