Accueil » Giro 2021, une divine comédie

Sur les hauteurs du Stelvio, la neige s’était installée dès les premières fraîcheurs de l’automne. Avant le passage des sableuses, les déneigeuses étaient de sortie pour dégager des routes bien encombrées. Vu d’hélicoptère, ce petit monde perché à 2 758 mètres d’altitude était une vaste plaine aux chemins labyrinthiques, couverte d’une neige noyée dans les nuages bas. C’était un décor présageant un hiver rude et frigorifique, comme tous les ans à cette même date, finalement. Mais en ce mois d’octobre 2020, tous les regards étaient tournés vers ce haut-lieu alpin du nord de l’Italie. Son sommet offrant une vue vertigineuse sur vallée toute entière, était une nouvelle fois sollicité par le Giro, après un dernier passage remarqué, en 2017, au terme d’une 16e étape dantesque. Ce jour-là, Vincenzo Nibali était parvenu à dompter le Passo del Mortirolo et le Passo Umbrail, en plus du Stelvio, dans un terrible triptyque montagneux si propre de la “Corsa Rosa.”

En octobre dernier, le Passo dello Stelvio était l’épouvantail d’une 18e étape où rien n’était écrit au classement général. Au pied du col, ils étaient une vingtaine. Au moment de plonger dans la vallée, en direction des Lacs de Cancanno, en plein cœur du Parc National du Stelvio, ils ne seront plus que trois, Rohan Dennis accompagnant Tao Geoghegan Hart dans une nouvelle bataille contre Jai Hindley. Ce dernier sortira vainqueur de cette étape, mais devra s’incliner devant le nouveau souverain d’Italie, Tao Geoghegan Hart, quelque jours plus tard à Milan.

Il y avait, dans cette journée, tout le caractère d’un Giro qui devait quitter le printemps pour rejoindre l’automne, dans le courant d’une année atypique que l’on voudrait oublier. Il y avait dans les prétendants au « Maglia Rosa » tous les prétextes du monde pour dépeindre ce Tour d’Italie comme une course de « Serie B ». Mais savons-nous qu’après avoir été un acteur de Série B, Ronald Reagan est devenu gouverneur de Californie et, bien après, président des États-Unis ? Le parallèle est osé, mais suffisamment clair pour pointer du doigt les erreurs. Jai Hindley n’a-t-il pas battu le record de la montée du Stelvio ? Tao Geoghegan Hart n’avait-il pas brillé auparavant au sein d’une des meilleures formations au monde ? N’était-il pas légitime de prendre la place des absents, dans un Giro perturbé un temps par la Covid, puis par les déboires de son champion Italien Vincenzo Nibali, et enfin par l’impuissance de Jakob Fulglsang face à ce souffle juvénile virulent ?
Dans cet automne italien, les jeunes avaient pris le pouvoir, avec l’épopée rosée de 15 jours de Joao Almeida, et le mano a mano « fortissimo » entre un jeune britannique et un jeune australien. Finalement, le spectacle avait été là où il devait être, en troisième semaine, avec le haut massif des Alpes dans l’horizon. Le Giro ne pouvait pas regretter ces années où Tom Dumoulin s’arrêta pour un besoin urgent, où Chris Froome s’envola dans la légende sur les routes non asphaltées du Colle delle Finestre, où Nairo Quitana ramena en Colombie le premier champagne d’Italie. Il ne pouvait qu’être réjoui par cette chance d’avoir été maintenu après son ajournement, que Paris-Roubaix n’a pas eu, et qu’il n’a toujours pas d’ailleurs. Il ne pouvait qu’être la distraction des tifosis et des amoureux d’un maillot rose qui fêtera ses 90 ans dans quelques jours. Cet anniversaire montre l’éternité du mythe souvent décrié, à ses débuts, à cause d’une couleur manquant de « virilité », pour les partisans de Mussolini. Ce maillot aura finalement traversé les âges et les continents. Il est aujourd’hui la vitrine d’une course indémodable.

Cette année, le Giro abandonnera le sud de la botte pour goûter à l’air septentrionale de Turin, capitale du Piémont, où se déroulera un contre-la-montre individuel de 8,6 km, sonnant le départ traditionnel du Tour d’Italie. Il y aura dans cette journée un homme, Filippo Ganna, au cœur des espoirs rosés. Il y a quelque mois, en Sicile, tout fraîchement champion du monde de l’exercice solitaire, l’italien s’était paré de rose, devant des palermitains aussi comblés que les niçois, quelques semaines auparavant. Le nord souhaite ressentir les mêmes frissons.
L’Italie est un pays où le relief ne manque pas, où les vallées et les haut-sommets viennent chatouiller l’esprit des favoris de la course nationale. Et cette année 2021, encore une fois, le Giro se courra en altitude, d’est en ouest, de bas en haut, pour léguer une nouvelle gloire au nouveau souverain de Milan. Le premier rendez-vous est donné au sommet du Colle Passerino, qui usera de ses chemins rétrécis aux pourcentages accentués (10-12 % pour un maximum fixé à 18 %) pour piéger des coureurs encore étourdis par le voyage. Depuis le temps, ils auront tout de même appris qu’en Italie, un retard peut être fatal. Il le sera davantage dans une première semaine qui empruntera le paysage vallonné du cœur de la botte. Les coureurs altéreront entre la plaine des sprinteurs et la montagne des puncheurs les plus grimpeurs, avant de clôturer une rude semaine dans les Apennins des Abruzzes, avec quatre ascensions répertoriées, donc celle qui emmènera les coureurs dans d’ultimes kilomètres non goudronnées, vers Campo Felice, pour un repos d’un jour bien mérité.

Les coureurs remonteront sur le vélo à l’Aquila, capitale des Abruzzes, située sur une colline, dans la vallée de la rivière Aterno. L’étape permettra sans doute aux sprinteurs d’exprimer une nouvelle envie de conquête, dans la course au maillot cyclamen, qu’Arnaud Démare avait brillamment remporté en octobre dernier. Néanmoins, le lendemain, ces sprinteurs se placeront dans le gruppetto, regardant de loin la bagarre sur sentiers en terre de Toscane, tout juste chauffés par un Mathieu van der Poel redoutable. Cette étape laissera sans aucun doute des traces, sur les cuisses et à l’intérieur, dans un Giro qui s’approchera, à ce moment-là, des massifs dolomitiques.
En deux mots : Monte Zoncolan. Cet enfer qui est en haut laisse un paradis en bas, un monde d’insouciance et de calme. « Vous qui entrez ici, perdez toute espérance. » Ainsi, Dante, célèbre écrivain italien du XIIIe siècle, a laissé cette phrase gravée au pied du Monte Zoncolan, depuis le versant d’Ovaro. Cette année, contrairement aux autres, le Zoncolan se grimpera de l’autre côté, depuis Sutrio. Cette montée semble peut-être plus régulière et moins verticale, mais les derniers kilomètres à la pente pouvant atteindre les 27 %, viennent réfuter tous les propos précoces. Au soir de cette étape, Milan sera encore loin. Le surlendemain, la pente sera de nouveau présente. Les coureurs devront escalader le Passo Pordoi et ses 2 239 mètres d’altitude, qui sera la Cima Coppi de cette édition, avant de s’arracher sur les pentes du Passo Giau. Cette 16e étape se terminera sur les pavés de Cortina d’Ampezzo, cette ville entourée par les pics pittoresques des Dolomites, qui sera la ville hôte des Jeux Olympiques d’hiver 2026.

Sur les routes italiennes, la fin du mois de mai est régulièrement un feu d’artifice. Les premières étincelles surviennent au début de la dernière semaine pour un bouquet final, sur les hauts sommets des Alpes, dans ses derniers jours. Le vendredi, un peloton amaigri parcourra les routes plutôt larges aux nombreuses épingles de l’Alpe di Mera. Le samedi, une étape alpestre colossale, faisant un large détour par le relief suisse, retentira, dans l’Italie toute entière, comme un retour à la raison. Avec deux ascensions dépassant les 2 000 mètres d’altitudes, cette dernière étape dans les montagnes se perchera au sommet de l’Alpe Motta, au terme d’un ultime combat. Le lendemain, les coureurs seront de retour sur la terre ferme. Ils devront exercer la coutume d’un dernier raid solitaire jusqu’à Milan, où le successeur de Tao Geoghegan Hart sera enfin présenté à la populace. Il sera dans l’espoir des nombreux chauvins de juillet que Romain Bardet s’endorme, dans cette nuit milanaise, avec le Trofeo Senza Fine, placé à sa droite, sur sa table de chevet, en direction du pays. Le Giro est un rêve éveillé.

Crédits photos : Giro d’Italia, Cycling Weekly, BeIn Sports et La Chronique du Vélo

Antonin Fromentel – 8 mai

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