L’an dernier, il était un souverain déchu, un anonyme au milieu des reliefs du Jura, sur le bitume du Grand Colombier. Il perdait son trône petit-à-petit et voyait la muraille s’effondrer autour de lui, face aux assauts venus de l’Est. Egan Bernal était abasourdi, incapable de suivre le rythme d’une marche menée au galop par Wout Van Aert. Son visage était marqué par la fatigue, son regard perçait le sol, sa bouche, entrouverte, accentuait sa respiration. Le jeune colombien devenait aphone. Celui qui avait été accueilli en triomphe sur les Champs en juillet 2019, avec de nombreux drapeaux colombiens décorant la foule, ne répondait plus, une année après.
Pendant qu’il se tortillait sur sa machine, entouré solennellement par ses équipiers, Tadej Pogacar, un autre joyau sorti de nulle part, levait les bras sur le sommet du Grand Colombier, après avoir remporté une nouvelle bataille dans la guerre engagée face à Primoz Roglic, son compatriote. Drôle de guerre peut-être, mais son point d’orgue fut éclatant, digne des plus grandes journées du Tour, où l’inconcevable devient une joyeuse réalité pour l’un, un souvenir lugubre pour l’autre. C’était une après-midi que les contemporains n’oublieront jamais, sur les pentes brutales de la Planche des Belles-Filles. D’un revers de la main, Tadej Pogacar avait renversé la table, laissant Primoz Roglic sans voix, asséché par trois semaines lessivantes, incapable de voir, ni de constater, ce qu’il lui était tombé sur la tête. Le lendemain, sur les Champs, Tadej Pogacar remportait son premier Tour de France et montrait, une nouvelle fois, que le grand bouleversement n’était pas simplement qu’une idée. Pendant ce moment triomphant, sur la plus belle avenue du monde, Egan Bernal tirait un grand trait sur cette année 2020, où la lumière fut rare et l’ombre presque permanente. Il tournait la page et se promettait un retour vers le futur.

Du Grand Colombier à Turin, le jeune Colombien n’a choisi qu’un seul chemin, le moins escarpé et le plus direct, pour revenir dans le combat. Il s’était présenté en Toscane pour courir les Strade Bianche, et avait terminé sur la troisième marche du podium. Il avait bravé les chemins empierrés, rejoint Julian Alaphilippe et Mathieu van der Poel, après l’attaque foudroyante de ce dernier sur l’ultime secteur, avant de s’avouer vaincu, face aux deux autres titans, dans les ruelles pavées de Sienne, en direction de la splendide Piazza del Campo. Il paraissait presque souverain, capable de retrouver une forme flamboyante dans un pays qu’il avait choisi, à l’intersaison, pour amorcer la reconquête.
Mais son visage un peu plus éclairé avait basculé dans des tons noirâtres, sur les pentes du Prati di Tivo, juge de paix de la 4e étape du Tirreno-Adriatico. Le Bernal du Grand Colombier était réapparu. Il était impuissant face au tempo métronomique de Wout Van Aert et apercevait au loin Tadej Pogacar lever les bras, en signe de victoire. La Toscane lui avait permis de reprendre en main son destin, de bomber un torse bien abîmé, de redresser un dos courbé, mais la course des deux mers avait noyé le Colombien dans une incertitude profonde, qui n’arrivait guère au moment opportun, à environ deux mois de son départ pour Turin. C’est vrai, le Colombien sortira plutôt satisfait de cette course, terminant au pied du podium, mais à l’heure où les enjambées s’agrandissent, où le plus performant arrive sur une course, la couronne de laurier déjà posée sur la tête, il semble primordial de montrer un visage serein, des muscles entraînés et une forme olympique. Il est vrai aussi que ces indices-là deviennent de plus en plus trompeurs, tant les vérités du mois de mars ne sont pas vraiment celles du mois de mai.
Après le Tirreno-Adriatico, Egan Bernal avait sauté dans l’avion pour rentrer chez lui, en Colombie. Il voulait s’évaporer, ne plus se montrer sur les courses avant le Giro, l’horizon ultime de sa reconquête. Il devenait alors impossible d’évaluer sa force et d’en sortir une analyse lucide et complète. Il se faisait attendre, ses plus grands fans attendaient son retour, certains suiveurs voyaient dans cette entreprise de la selle vide un risque démesuré pour un coureur jeune et intrépide, qui venait à peine de découvrir les régions de la Botte. En préparation, il gravissait des cols, soignait son dos, se penchait sur la carte du Giro. Il était de nouveau dans l’ombre, sans public sur les bas-côtés, sans son nom inscrit à la craie sur le goudron. Comme moyen de communication, pour ne pas faire le mort tout de même, il utilisait ses propres réseaux sociaux. Il avait abandonné la lumière pour préparer son succès.

Le chemin d’Egan Bernal, allant du Grand Colombier à Turin, était court et rapide, c’est vrai, mais celui qui l’a emmené jusqu’à Milan l’était encore davantage, avec tout de même quelques déluges à traverser. Dans la capitale lombarde, Egan Bernal, d’un coup sec, brisait les doutes, abandonnant sa position contre-la-montre pour trouver sa gloire sur la Piazza Duomo. Il était venu en Italie, il avait vu des paysages où s’entremêlent les longues vallées et les hauts pics pittoresques, et il avait vaincu une horde de soldats désarmés, contraints de ployer les genoux devant le nouveau maître. Il venait de poser le Tropheo Sanza Fine, à côté de la coupe omnisports, sur une étagère qui deviendra bientôt un meuble. Il signait son retour avec grâce, en se tenant debout sur les pédales, maillot rose sur les épaules, pour montrer toute la beauté de son cyclisme offensif et débridé, ce cyclisme que l’on aime par-dessus tout. Il avait assommé ses concurrents avant même le Zoncolan et pouvait, en plus, se permettre une légère trouille, à Sega di Ala, alors qu’il ne pouvait plus tenir la roue de Daniel Felipe Martinez, son vaillant équipier, et que Simon Yates concluait l’étape à environ une minute devant lui. Après avoir été l’acteur principal de l’épisode des Dolomites, il pouvait s’asseoir sur une chaise d’arbitre dans les massifs alpins.
Egan Bernal n’accompagnera pas son équipe, déjà bien garnie, sur le Tour. Peut-être visera-t-il la Vuelta, pour rejoindre Chris Froome, son ancien-coéquipier, et les autres légendes, à la table de ceux qui ont remportés les trois grands tours ? Néanmoins, un succès en Espagne pour Bernal restera une infime chose face au défi qui apparaît déjà dans toutes les discussions. Ce duel qui l’opposera à Tadej Pogacar, cet autre jeune champion, quand l’heure sera venue de sortir le bouclier et de croiser le fer. C’est un peu comme cette grande guerre, qui oppose les Marcheurs Blancs aux armées de Daenerys Targaryen et de Jon Snow, autour du château enneigé de Winterfell, alors qu’elle était attendue dès les premières minutes de la série Games of Thrones. C’est une longue attente pour un duel au sommet, sur le toit du monde. De là-haut, il parait que l’horizon est encore plus beau.
Crédits photos : RDS, Cycling News et France 24