Accueil » Giro 2022 : Cinq aujourd’hui, un seul demain

Au XIXe siècle, à l’heure de l’unification italienne, une forteresse fut posée au sommet d’une montagne pour lutter contre les nombreux brigands, grâce à sa vue dégagée sur toute la région, située aux alentours de la frontière austro-hongroise. Cette forteresse fut nommée Blockhaus, « maison de pierre » en allemand, puisqu’il était coutume, à l’époque, de donner un nom germanique à tous les lieux stratégiques. Cette forteresse en pierre est devenue une ruine, mais son appellation a survécu, pour devenir un grand terrain de jeu pour les cyclistes que l’on connait bien aujourd’hui. Sa montée bien dégagée, aux routes peu serpentées, posées au milieu d’une plaine à l’abri des forêts, fut domptée, pour la première fois, par le plus grand de tous : Eddy Merckx. Il est aujourd’hui difficile de présenter exhaustivement ce dernier, tant sa légende, longue et ébouriffante, parle pour lui. Elle fut aussi le tremplin de Nairo Quintana, en 2017, qui écrasa tout le monde et endossa dans la foulée le maillot rose, avant de perdre le Giro tragiquement, le dernier jour, sur un chrono, face à Tom Dumoulin, celui qui ne pouvait être battu dans cet exercice.

Dimanche, ce col était aussi le lieu de la première grande bataille entre les favoris du Giro, que l’on compte désormais sur les doigts d’une seule main. Ils ne sont plus que cinq à prétendre à la victoire, à moins qu’un grand chamboulement ne surgisse de nulle part pour troubler l’ordre établi. Ce qui est déjà mieux que l’an dernier, où sur les routes empierrées de Campo Felice, Egan Bernal dessinait les contours de deux autres semaines qu’il voyait, et que l’on savait, à sens unique. Bernal était alors seul contre une meute désorganisée, qu’il mata aisément, en seigneur. Ils sont aujourd’hui cinq, face à face, à faire régner le doute et à installer doucement une tension qui atteindra son paroxysme en début de troisième semaine, quand il s’agira d’entamer les premières pentes du Mortirolo. Cinq prétendants pour un trophée à Vérone. Richard Carapaz, Mikel Landa, Romain Bardet, Jai Hindley et Joao Almeida, pour un vainqueur à la fin, qu’un pays voisin, qui se prépare à son grand événement de juillet, espère français.

Parmi ces cinq prétendants, il y a Romain Bardet, celui qui fit lever les foules quand il attaqua Chris Froome et Rigoberto Uran sur les pentes de l’Izoard en 2017, alors qu’il était à l’époque tout proche de conclure l’exploit de remporter la Grande Boucle. Auteur d’une semaine parfaite, il est aujourd’hui troisième au classement général, à 14 secondes du valeureux Juan Pedro Lopez, toujours maillot rose depuis l’Etna, et à seulement 2 secondes de Joao Almeida, le plus dangereux dans l’exercice chronométré. D’un rien, il est devant Carapaz (1 seconde), mais cela suffit à créer de l’espoir, tant sa performance de dimanche sur les pentes du Blockhaus fut magique. Comme si une facette de son personnage, que l’on avait oublié depuis le temps, avait surgi d’un coup, miraculeusement.
Il avoua même à la fin, adossé aux barrières, en train d’engloutir une boisson bien méritée, qu’il s’était préservé pour un sprint qu’il a perdu d’un cheveu face à Jai Hindley. Ce qui peut nourrir des regrets, c’est vrai. Mais aurait-il été intelligent de le voir en rose maintenant ? Ne faut-il pas encore se laisser emmener, ne pas avoir à contrôler une quelconque échappée, avec une équipe qui apparait comme bien inférieure au Team INEOS ? Il sera important de faire les comptes à la fin, d’analyser les stratégies à Vérone. Accrochant la roue de Richard Carapaz pendant un long moment, alors que Richie Porte travaillait magnifiquement bien, Romain Bardet a en tout cas montré son aisance. Il a peut-être aussi prouvé que de tous ces grands, il était le plus fort, qu’il pouvait faire ce qu’il voulait de son vélo, qu’il savait quand lisser son effort pour mieux passer à l’attaque ensuite. Il savait aussi qu’une première semaine d’un Grand Tour en appelle deux autres, bien plus dantesques, bien plus nerveuses, où il faudra s’y imposer en maitre. Dimanche, il venait de franchir un nouveau cap, comme ses concurrents. Il savait que ce qu’il avait vu en Hongrie, en Sicile et dans les Apennins, ne serait pas ce qu’il verra dans les Dolomites et les Alpes.

Cette première semaine n’a pas été celle des favoris, bien cachés au milieu au peloton, attendant l’heure de la première grande bagarre. Elle a été celle de ceux que l’on ne verra presque plus dans les derniers jours, ceux qui partiront pour d’autres buts ou bien ceux qui resteront, mais demeureront en retrait, avec, à l’horizon, le maillot cyclamen. Ce maillot, d’ailleurs, qui retrouve les épaules de celui qui l’avait si bien endossé en 2020, en dominant tous les sprints possibles, d’une main de fer qui ne laisse que très rarement des miettes. Arnaud Démare avait commencé le gala des sprints un peu en dedans, laissant à Mark Cavendish l’opportunité de marquer son retour, 9 ans après sa victoire en Italie. Néanmoins, il le poursuivit en toute beauté avec deux victoires consécutives incontestables, qui prouvent encore aujourd’hui qu’il figure parmi les meilleurs sprinteurs du peloton. Un gala qu’il continuera demain, en étant sans nul doute l’un de ceux qui effraient le plus, qu’il faut redouter dès la flamme rouge passée.
Cette semaine a été aussi celle d’un phénomène que l’on connait bien aujourd’hui, qui impressionne son monde sur les classiques et qui prolonge le plaisir maintenant sur les Grand-Tours. Après avoir endossé le maillot jaune en haut du Mur-de-Bretagne, Mathieu Van der Poel a endossé le maillot rose au haut de la montée menant à Visegrad, dès l’ouverture du Giro. Il semble parfois que la vie apparait comme plus simple lorsque l’on est Mathieu Van der Poel, tant ce dernier est capable des plus merveilleuses folies. Il aime cette imprévisibilité qui sommeille en lui, cette qualité qu’il a de demeurer serein, même lorsqu’il attaque au beau milieu d’une étape qui traverse Naples et ses alentours, alors que la logique aurait été d’attendre l’endroit le plus proche de la ligne finale. C’est ce qu’il veut, c’est ce qu’il aime. C’est le résumé d’une vie : son impatience, son ennui quand un peloton ne roule pas, son art de créer le spectacle, sa capacité à être aimé de tous. Il n’est pas un phénomène, un nouveau-venu du cyclo-cross, pour rien. Il illumine tout ce qui semble sombre. Sa présence dans une échappée promet du mouvement. Changera-t-il un jour ? Sera-t-il plus mature dans l’effort ? Même lui ne l’espère pas.

Mais revenons à ce qui a achevé cette semaine. À ce Blockhaus mythique, à cette forteresse déchue au sommet d’une montagne, à cette grande plaine qui laisse passer le vent, à cette atmosphère bouillante du dimanche. Revenons à ce moment où l’on a crié, où la tension s’est emparée de nous, subitement, pour la première fois depuis le départ de Hongrie. Ce moment où Romain Bardet, après avoir dépassé Richard Carapaz, a tenté de sauter Jai Hindley sur la ligne. Le résultat montre que ce fut un échec, mais pas une défaite. Ce fut tout ce que l’on peut penser de plus triste, mais pas tout ce que l’on peut voir de plus terrible. Ce fut une deuxième place, mais un premier espoir. Romain Bardet s’installait à la table des grands, là où il a légitimement sa place, pour apporter à son public du bonheur, avant que Thibaut Pinot, David Gaudu et Julian Alaphilippe ne prennent le relais en juillet. Osons l’impossible : et si dans deux semaines, Romain Bardet remportait le Giro ? Plus que jamais, il y a la place. Maintenant, il faut s’y insérer. Et enfin y rester, se battre, résister.

Ouvrir une brèche, s’y installer et y demeurer pour toujours. Voilà, en trois étapes, comment faire vivre au cyclisme français les deux semaines les plus incroyables de son XXIe siècle.

Crédits photos : Today Cycling, Cyclisme Revue, L’Union et Cycling Tips

Antonin Fromentel – 17 mai

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