C’est une valse entrainante, c’est un air que l’on fredonne, un air qui entre dans nos esprits et qui n’en sort plus. C’est l’histoire d’une vie, d’un cours d’eau qui prend forme dans la Forêt-Noire, en Allemagne, qui traverse l’Europe Orientale et ses quatre grandes capitales, Vienne, Budapest, Bratislava et Belgrade, et qui se jette dans la Mer Noire. C’est le récit d’une évolution, d’un chemin infini, d’un voyage continental, à la manière d’un Orient-Express sur l’eau. C’est alors tout ce que l’illustre compositeur qu’est Johann Strauss a voulu enchanter dans Le Beau Danube bleu, tout ce que ce fleuve traversant sa Vienne lui a inspiré. Cette valse est viennoise, mais il est vrai qu’il est difficile de ne pas la penser comme européenne, comme presque universelle, tant le Danube se prolonge à l’horizon, tant il quitte une capitale pour en retrouver une autre, tant il franchit les frontières, avant de se jeter dans le grand bain. Il est difficile de ne pas y voir, dans ce chemin, une façon d’illustrer une course contre le temps, partant d’un endroit pour en rejoindre un autre. Une course qui traverse les villes, les villages, les champs, les montagnes, qui longe les routes, les quais, les palais et les forêts.
Il est difficile enfin de ne pas y voir une formidable introduction à un récit de plus de 100 ans maintenant, qui a débuté d’abord dans le Nord industrieux de l’Italie, puis qui s’est entendu sur les sommets gravillonneux des Dolomites et des Alpes, et dans un Sud péninsulaire plus pauvre, pour enfin s’ouvrir au monde, de l’Irlande du Nord en Israël, en passant par la Hongrie et la Belgique. Ce voyage du Danube est une course à étapes longue et usante, rapide et dangereuse. Il sera une partie du Giro d’Italia, puisque leurs chemins se croiseront rapidement, mais se disperseront aussitôt, quand le moment sera venu d’entrer dans la péninsule pour continuer l’autre voyage. Un autre voyage, un tout aussi beau voyage.

Cette année, le Giro a fait le choix d’un départ à l’étranger, en Hongrie, pour une durée de trois jours. Il reste dans l’air du temps, puisque plus tard dans la saison, le Tour et la Vuelta poseront respectivement leurs valises au Danemark et aux Pays-Bas. Des débats sur ces choix existent. Peut-être qu’un jour, le Tour ira aux Etats-Unis, que le Giro trouvera le moyen de faire un départ sur la banquise du Groenland — s’il y en a encore —, que la Vuelta s’attaquera au Maroc, ce qui d’ailleurs, n’apparait pas comme une mauvaise idée. Pour les deux premiers cas, cela apparait davantage comme une plaisanterie, tant il faudrait au moins trois jours pour se remettre en forme et en jambe après un tel voyage.
En Hongrie, les coureurs auront de quoi se rendre heureux. Les puncheurs, qui voudront prendre la tunique rose, devront surmonter des pentes approchant les 8 % par endroits, avec quelques virages en épingles délicats, pour lever les bras en haut sur la colline où est posée la Citadelle de Visegrád, véritable symbole de la ville, bordée par le Danube que les coureurs longeront durant toute cette première journée. Les favoris pourraient déjà s’expliquer, jouer des coudes afin de prendre des secondes d’avance sur Joao Almeida, avant le chrono du lendemain dans les rues de Budapest. Il paraît néanmoins difficile, au vu de sa pointe de vitesse existante, de voir le Portugais décroché dès les premiers instants du Giro. La bataille attendra. Elle peut se le permettre.

Le contre-la-montre permettra peut-être une petite sélection par l’arrière, afin de voir les visages des leaders et les visages de ceux qui ne le seront pas. Ce chrono n’est pas long (9 km) et se conclut sur une montée qui atteint les 14 % par moments, même si la pente se stabilise autour des 4 %. Tous les favoris seront encore en vie, mais une première petite hiérarchie pourrait se faire, en attendant le premier sommet sicilien : l’immanquable Etna et son décor volcanique digne d’un autre monde. L’étape de l’Etna sera l’étape d’après, l’étape qui sonne le début du nouvel opus du Giro, qui met fin à l’escapade hongroise après un jour de transfert. Cette année, les coureurs emprunteront le versant classique de Nicolosi, avec une arrivée au Rifugio Sapienza, comme sur le Giro 2018, où Simon Yates, qui sera de nouveau au départ cette année, avait pris le maillot rose. On peut y voir un signe, lui qui court après cette épreuve depuis cette année-là, où il paraissait pourtant comme n’ayant aucune faille, mais où il a constaté toute la cruauté d’un sport qu’il avait choisi comme métier. Peu importe le signe, l’Etna sera le premier échelon jusqu’à l’arrivée, avant les routes vallonées et les hauts sommets alpins, la première occasion pour les favoris de croiser le fer avant la grande bataille qui vient.
Cette dernière commencera en fin de première semaine, dans les Apennins et son véritable chantier de 5 000 m de dénivelé positif. La montée finale, régulièrement difficile, au pourcentage moyen avoisinant les 8,5 % et à la pente raide et sèche par endroits (14 %), sera le théâtre du premier grand festin, après la copieuse entrée sicilienne. Il faudra avaler ces kilomètres comme des ogres, pour qu’un repos, le lendemain, soit bien mérité. Ce sommet sera le juge de paix d’une première semaine déjà éreintante, qui éliminera des prétendants au maillot rose, qui consolidera les autres et qui maintiendra en vie ceux qui auront le bonheur d’être encore là.

Les deux autres semaines ne se ressemblent pas. La deuxième semaine est une ribambelle de minuscules classiques, aux airs d’un Milan-San Remo ou d’un Tour de Lombardie. Elle sera alors un terrain de jeu parfait pour les baroudeurs, mais aussi pour des favoris plus à l’aise lorsque l’attitude est plus basse, quand les côtes deviennent plus courtes, quand l’explosivité prime sur l’endurance. Il peut y avoir un spectacle continu, absolument magnifique, à la manière de l’étape des chemins empierrés de l’an dernier. Mais il y aura aussi des journées cadenassées, où les équipes préfèreront glacer le temps, plutôt que de l’enflammer, pour profiter des premiers airs doux qui annoncent l’été.
La troisième semaine, comme à l’accoutumée, sera harassante, et se hissera dans les hauteurs des Dolomites et des Alpes, pour poser une couronne de lauriers sur la tête de celui qui en sortira le premier. Dès la 16e étape, les coureurs auront droit à l’incontournable Passo Del Mortirolo, avec trois derniers kilomètres terribles, qui voient les routes se rétrécir et les pentes avoisiner les 16 % par endroits. L’arrivée se trouve dans une légère descente, après avoir grimpé la Valico di Santa Cristina et ses routes étroites sous les bois. Il y aura ensuite, le lendemain, un enchaînement difficile entre le Passo del Vetriolo plus roulant et une montée du Menador plus étroite, à la pente plus prononcée, qui ne descend pas en dessous des 10 %. Enfin, la 20eétape, aux allures d’étape reine, qui sera un enchainement Passo Pordoi-Passo Fadaia, pour une dernière arrivée en altitude. Ces deux sommets au-dessus des 2 000 m avaient été enlevés du parcours l’an dernier, en raison de la neige qui s’était abattue. Il aura ainsi trois étapes royales pour couronner le nouvel empereur à Vérone, même s’il ne faudra pas oublier la très spectaculaire 19e étape, qui fera un tour au pays de Primoz Roglic et de Tadej Pogacar, avant de revenir en Italie et de grimper un long massif, menant au sanctuaire de Castelmonte.

C’est à Vérone que le voyage prendra fin. Le chrono final traditionnel sera une parade des vainqueurs, mais aussi un ultime affrontement, si le podium demeure encore inconnu. C’est dans la ville de Roméo et Juliette que le Giro connaîtra son nouveau vainqueur. Il s’agira peut-être de Richard Carapaz ou de Joao Almeida, de Miguel Angel Lopez ou de Mikel Landa, de Romain Bardet ou de Simon Yates. La course est plus que jamais ouverte aux surprises ou à une victoire française. Soyons fous, rêvons une nouvelle fois d’un mois de mai heureux, avant de plonger dans l’insouciance de juillet, dans la ferveur, dans les cris, dans la douleur, dans le bonheur. L’an dernier, nous avions écrit que le Giro était un rêve éveillé. Force est de constater qu’il l’est toujours.
C’est à Budapest que tout commencera. C’est à Vérone que tout s’arrêtera. Et c’est en longeant le Danube que les coureurs verront que le Giro est loin d’être un long fleuve tranquille.
Crédits photos : Cycling Weekly, Judy’s Creative Adventures, Eurosport, L’Est Républicain et Today Cycling