Il y a une part de miracle, mais aussi d’évidence, dans la décennie qui précède la nouvelle. Les années 2010 ont révélé un géant de la grotte qui s’est rapidement acclimaté à l’air de dehors. Tout de suite, sans même attendre un seul instant, il crée un ordre suprême afin d’amorcer ce que doit devenir le cyclisme, en rupture avec celui d’avant. Un cyclisme doté d’un superbe métronome qui rendra les escapades solitaires et valeureuses, particulièrement félicitées, suicidaires. Mais ce métronome, qui était cher à la maison Sky, connue sous le nom d’INEOS aujourd’hui, a trouvé meilleur endroit en cette année insignifiante. D’un violent revers de la main, la Jumbo-Visma, promise à des jours heureux, a renversé le contenu de la table et a posé une nouvelle suprématie. Tout en répétant les faits et gestes du Team INEOS. Même si la sérénade finale ne fût pas à l’unisson avec celle effectuée ces dernières années.
En ce Tour de France 2020 au visage pré-automnal, le dominateur a été dominé. Egan Bernal, génie colombien si rayonnant en 2019, a connu un cru 2020 au goût amer, sans aucune exclamation. Il s’est retrouvé impuissant face à la muraille naissante néerlandaise et l’abnégation de son successeur Tadej Pogacar. Une succession pouvant semer le doute, à l’heure où le cyclisme semble pleinement tourné sur l’autre rive de l’Océan Atlantique, dans les terres latino-américaines. Il fût un temps, en effet, où tout semblait comme étrangement distant, comme formidablement nouveau. Le cyclisme avait connu, petit-à-petit, sa conquête des Amériques. Mais en admirant le podium, cette année, sur la plus belle avenue du monde, force est de constater que ce sport, quand l’époque était à l’extension, n’a pas jugé bon d’explorer les terres promises d’Europe de l’Est.
Dave Brailsford, indéboulonnable manager du Team INEOS, semble n’avoir pas pris le bon cap. En 2018, la formation britannique révèle un joyau. Egan Bernal est ensuite propulsé dans la cour des grands lors de son sacre retentissant, dans un Tour de France 2019 qui restera, pendant un bon moment, ancré dans la légende. Mais le doute plane. Après sa déroute il y a plus d’un an sur le Tour, est-il vraiment l’homme providentiel ? Ou est-il simplement un élément de passage ?

Sa formation ne peut se permettre d’attendre. Elle se doit d’être réactive, prête à bondir quand les attaques s’amorceront. Peut-être est-ce donc ce qui explique le recrutement massif, tourné essentiellement sur la jeunesse, d’INEOS. En 2019, il avait attiré Carapaz afin de faire naître en lui un véritable meneur d’hommes, Geraint Thomas et Chris Froome étant sur le mauvais versant de la montagne, au cœur d’une descente tentaculaire et interminable. L’équatorien a pu montrer de belles choses sur le dernier Tour, une fois que sa formation eut été allégée du poids du classement général. Il a même, avec son compagnon Michal Kwiatkowski, rattrapé la débâcle.
Néanmoins, le géant britannique n’est pas rassasié. Blessé dans son orgueil, il enregistre en l’espace d’une journée l’arrivée de quatre nouveaux. La montagne, celle qui adoube, celle qui renverse, devra être particulièrement attentive lorsqu’elle apercevra, au loin, Richie Porte, Adam Yates, Laurens De Plus, et plus tard Tom Pidcock, main dans la main, en passe de tétaniser le peloton et de mettre sur orbite le leader désigné. La formation britannique a puisé dans ses forces pour en retrouver de nouvelles.
Jamais il ne faudra négliger le départ de Christopher Froome, qui reste le pilier central du projet anglais. Il a été l’incarnation même de toute une domination. Il est aussi un homme qui laisse aux nouveaux venus la possibilité de briller. D’année en année, Froome pâlit. Il ne retrouvera sans doute pas sa force d’antan, mais rien n’a été modifié dans sa tête. Peut-être regrette-t-il son monde d’avant. Peut-être en est-il de même pour la formation qui lui a ouvert les portes du grandiose. Il y a des époques souvent masquées par la lumière que les époques les plus brillantes procurent. Il y a là aussi toute l’ambiguïté d’un sport beaucoup trop versatile pour certains, prévisible pour d’autres.
Cependant, il est dans l’âme et dans le devoir d’une équipe de recycler son contenu. Même si parfois, on brandit sévèrement, à l’intention de la formation INEOS, la pancarte de la honte, dans un cyclisme tourmenté par les années Armstrong, on ne peut s’empêcher d’être remplis d’admiration devant un panel de personnalités. Il y aura, dans les années futures, des contestations. Peut-être que le géant britannique n’a pas sa place au sein d’un sport déjà beaucoup trop décrié par le péché des ancêtres.

Il y aura de multiples questions à formuler quand le moment sera venu. Chris Froome part pour de nouveaux horizons. Sans doute revivra-t-on les images du Tour de France 2018, où le champion britannique, quand il n’est pas sifflé, est bousculé par un membre du public. Ces images ont resurgi sur les pentes du Tourmalet, au moment où Geraint Thomas ne pouvait pas suivre la cadence. L’année 2020 a été exceptionnellement différente. Surtout car aucun INEOS n’était en mesure de jouer les premiers rôles au classement général. En voyant le Team Jumbo-Visma cadenasser la course, même s’il fût puni par le panache, paradoxalement, nombreux ont été les mélancoliques des années Sky. La Jumbo aurait-elle permis une réconciliation entre le public et les INEOS ? Quoi qu’il en soit, cette nouvelle génération, qui n’est en fait que la seconde, est aussi celle de la réhabilitation.
Une génération bien différente de celle que l’on a connu auparavant est en marche. Les latino-américains ne restent jamais statiques. Dans le tumulte de peloton, ils aiment être accompagné par la solitude. Ils répandront, sans aucun doute, leur doctrine jusqu’aux entrailles de la formation. Pour redorer tout le côté énigmatique du cyclisme.
Pour la dernière danse de Chris Froome au sein du Team INEOS, la Vuelta prendra les traits d’une fin de partie. Ensuite, les divers coureurs se salueront amicalement et se donneront rendez-vous lorsque cette terrible année aura tiré sa révérence. Pendant cette période de trêve, ceux qui ont connu la INEOS, anciennement Sky, depuis ses débuts, se remémoreront les instants partagés avec un homme si particulier. Cet homme, il n’est plus. Nicolas Portal est parti loin, très loin, là où on ne pourra le revoir. Ces plus fidèles compagnons de routes, durant toutes ces belles années, lui garderont toujours une place au cœur des décisions. Les futurs succès lui seront dédiés, comme un signe de gratitude pour le technicien qu’il fût. Sans lui, cette nouvelle génération ne serait qu’une infime volonté.
Crédits photos : Cycling News, Le Soir et Dernières Nouvelles d’Alsace