903, c’est le nombre de jours qu’a dû attendre le monde du cyclisme pour retrouver les pavés de Paris-Roubaix. La dernière édition, en 2019, semble avoir eu lieu, il y a une éternité. Depuis, la pandémie de Covid-19 est venue freiner le peloton, le laissant orphelin de sa plus mythique classique pendant plus de deux ans et demi. En ce premier dimanche d’octobre, les secteurs pavés ont finalement retrouvé leurs coureurs.
Le jour tant attendu

Après une première édition féminine marquée par un très grand spectacle récompensant la britannique Elizabeth Deignan, c’est au tour des hommes d’en découdre tout au long des 247,7 kilomètres de course et de ses 55 kilomètres de secteurs pavés. Cette édition se tenant exceptionnellement en automne, la pluie s’est invitée toute la semaine dans le Nord de la France, transformant les pavés en véritables tranchées de boue et piscines d’eau, promettant du grand spectacle. Nous y sommes, dimanche 3 octobre, sous la pluie de Compiègne, le départ est donné pour les 174 protagonistes de cette 118ᵉ édition de Paris-Roubaix. Ces coureurs qui auront eu des mois d’attente pour rêver d’accrocher cette classique à leur palmarès. Nul doute qu’au départ, la motivation de lever les bras sur le vélodrome était plus grande que jamais.
Il faudra être courageux et très habile sur son vélo pour venir à bout de cet Enfer. Le directeur de l’épreuve Christian Prudhomme déclarait que « la difficulté de Roubaix fait sa légende, si un coureur ne veut pas partir, il ne part pas », lorsqu’on lui évoque la dangerosité du parcours sous la pluie. Paris-Roubaix est déjà communément appelé « L’Enfer du Nord », mais les coureurs sont prévenus : avec la pluie, absente sur l’épreuve depuis 2002, la course promet d’être plus difficile que jamais.
Que le spectacle commence

Dès les premiers kilomètres de course, une vingtaine de téméraires mettent le feu aux poudres et s’engagent dans une épopée qui promet d’être longue. L’enfer, les premiers coureurs y goûtent déjà. Stefan Kung, présent dans l’échappée, tombe pour la première fois. Ce sera le début d’une longue galère pour bon nombre de coureurs. En effet, les chutes seront nombreuses, tant la route et les pavés sont rendus glissants par la pluie. Ces conditions épouvantables ne piègent pas seulement les coureurs, mais aussi la moto image qui glisse et se couche sur les pavés, offrant des images surprenantes. Elle ne sera pas la seule à partir à la faute, on peut faire le parallèle avec la course junior et la voiture de l’équipe AG2R-Citröen U19 qui manque un virage et termine dans le fossé. Dans ces conditions, avantage donc aux cyclocrossmen : Mathieu Van Der Poel, champion du monde en titre de la discipline, Wout Van Aert son dauphin ou encore Zdeněk Štybar, très à l’aise dans la discipline.
Comme à l’accoutumée, la sélection se fait à la pédale sur les différents secteurs pavés, mais aussi par des qualités d’équilibristes hors pairs nécessaires pour ne pas finir au sol. Il faut encore y ajouter un peu de chance, variante qui prive Florian Sénéchal, l’une des plus belles cartes françaises, de toutes chances de victoire. Le Français est victime d’un problème mécanique à plus de 100 kilomètres de l’arrivée, alors qu’il est présent dans le groupe des favoris. La sélection se fait vive puisqu’à 100 kilomètres de l’arrivée, ils ne sont déjà plus qu’une quinzaine dans le groupe des favoris. Au sein de ce groupe, on sait qu’il va falloir y aller, ne pas attendre. Sonny Colbrelli dégaine le premier et retrouve un petit groupe intercalé entre les fuyards de l’échappée et les favoris. Van Der Poel, que l’on sait capable de raids en solitaires sur des dizaines de kilomètres, décide de s’en aller et retrouve le groupe dans lequel est Colbrelli. Surprise, le belge Wout Van Aert n’a pas les jambes, il est incapable de le suivre et laisse filer.
En tête de course, le sulfureux italien Gianni Moscon, connu pour son tempérament tant sur la route qu’en dehors, dépose ses derniers camarades d’échappée pour tenter de s’offrir un long raid en solitaire jusqu’à la victoire. Derrière, Van Der Poel, Colbrelli et Guillaume Boivin s’extirpent du groupe des poursuivants et partent à la chasse du fuyard italien. Dans leur poursuite, ils rattrapent les anciens compagnons d’échappée de Moscon. Parmi eux, Florian Vermeersch est le seul à accrocher le wagon de la poursuite.
L’épilogue d’une journée en Enfer

Paris-Roubaix est tragique et impose une nouvelle fois sa loi. Gianni Moscon, qui volait jusque-là vers la victoire avec plus d’une minute d’avance sur ses poursuivants, est victime d’une crevaison à 30 kilomètres de l’arrivée. Il change de vélo, repart et chute dans un secteur pavé. L’Italien perd ici tous ses espoirs de victoire, alors qu’il semblait inarrêtable. La victoire se disputera donc entre le trio de tête : Van Der Poel, Vermeersch ou Colbrelli. Chacun essaie de faire la différence avant le sprint, mais rien n’y fait, la victoire se jouera bien sur le vélodrome de Roubaix. Sonny Colbrelli semble être le favori, même si Van Der Poel est aussi capable de faire d’excellents sprints. Le belge Vermeersch, quant à lui, semble être le moins fort. Présent dans l’échappée, mais galvanisé par le fait d’être encore « en vie », en train de jouer la gagne, il peut réaliser le coup qu’avait réalisé l’australien Matthew Hayman en 2016, en s’offrant sur le vélodrome un certain Tom Boonen, quadruple vainqueur et qui faisait office de grandissime favori. Car qui sait, après presque 247,7 kilomètres, tout peut arriver.
Les trois hommes rentrent dans le vélodrome, poussés par la foule qui retrouve enfin ces coureurs après tant d’absence. L’arène est belle, le public est là, prêt à vivre l’épilogue de cet épisode en enfer. L’ultime bataille est engagée. Il faudra faire un tour avant de tout donner, tout donner pour aller remporter la course dont ils ont tant rêvé. Vermeersch est le premier à lancer de derrière. Ses opposants lui répondent dans un sprint étrange dans lequel personne n’a vraiment la fraîcheur pour sprinter. Les trois coureurs, assis sur la selle, écrasent les pédales avec toute la puissance qu’il leur reste jusqu’à la ligne. À ce jeu-là, c’est l’Italien Sonny Colbrelli qui triomphe, très certainement pour la plus belle victoire de sa carrière, son premier monument et pas des moindres, Paris-Roubaix, dans des conditions épouvantables. « C’est la course de mes rêves » s’écria Colbrelli dans l’après-course.
Le cyclisme comme on l’aime

On ne se rend que rarement compte de la difficulté du cyclisme, mais lorsqu’on aperçoit le vainqueur exploser en larme de joie à l’arrivée dans la pelouse du vélodrome, on ressent la difficulté et la douleur de cette course. On perçoit ce bonheur immense de remporter une épreuve si mythique dans des conditions dantesques après presque 250 kilomètres de course. On comprend aussi la douleur, ressentie à travers les images du second, Vermeersch, couché sur son guidon, en pleurs, lui qui aurait pu remporter cette course alors qu’il était au départ un simple équipier qui prit l’échappée. Ces images sont belles, tout simplement. Elles permettent d’humaniser ces coureurs, bien trop souvent robotisés par le cyclisme moderne, à coup de compteurs de watts et d’oreillettes. Ils seront au total 94 héros à avoir vaincu l’apocalypse. Chacun d’entre eux, peu importe le résultat, sera marqué à jamais par cette course époustouflante, tant par les conditions que par le spectacle et la bravoure de ses acteurs.
Crédits photos : A.S.O / Pauline Ballet et Adrien Guillard-Dettin Photography