Au sommet de la Planche des Belles Filles, là où tout devait être gloire, Primoz Roglic a le regard vide et amer des mauvais jours. Il félicite Tadej Pogacar, son jeune compatriote, qui l’aura fait chavirer dans les limites les plus colossales de l’inconcevable. Cet après-midi de septembre, Roglic s’en souviendra. Il aura appris que l’armada et la force ne font pas forcément loi. Ils peuvent adouber, en emmenant magistralement le leader nommé vers les chemins d’une gloire certaine, mais peuvent aussi miner le terrain en posant le succès comme un acquis alors qu’il n’est que de l’ordre de l’abstrait. L’histoire entre Roglic et le Tour de France 2020 est une histoire d’évidence et de drame. Évidence d’abord, puisque le coureur slovène semblait ne pas avoir trouvé une concurrence capable d’arrêter le cours de son destin, celui qui le mènera jusqu’à la plus grande victoire de sa carrière. Drame ensuite puisqu’une fois la victoire certaine, il s’écroula sur les pentes du dernier sommet de la Grande Boucle. La Planche des Belles Filles restera, pour lui, un cauchemar.
Le lendemain, sur les Champs Élysées, Primoz Roglic constate l’ampleur de sa chute. Il voit son compatriote Tadej Pogacar sur une marche où il devait être. Il sourit mais au fond de lui, il est dépité. Heureusement pour lui, la fin de sa saison est lointaine. De nombreux événements sauront le réhabiliter et montreront que le coureur slovène, même blessé dans son orgueil, est encore debout, prêt à bondir sur n’importe quel trophée. Après avoir remporté Liège-Bastogne-Liège, son premier Monument, à la suite d’un sprint litigieux, Primoz Roglic décide de s’aligner sur l’un des grands objectifs de sa saison. La Vuelta tend les bras à celui qu’elle a couronné lors de sa dernière édition. Le moment semble propice pour terminer une saison, aussi particulière soit-elle, de la plus belle des manières. À Irun, dans le Pays Basque, Roglic observe des deux yeux les prétendants à sa perte. Ils sont nombreux : Richard Carapaz sera leader chez INEOS, Enric Mas devra composer avec Marc Soler et Alejandro Valverde dans un Team Movistar pas plus organisé que lors des dernières années. D’un autre côté, Hugh Carthy jouera la carte surprise, Dan Martin, avec un parcours davantage taillé pour lui, tentera de montrer un meilleur visage que sur le dernier Tour, Alexander Vlasov voudra bannir la maladie qui l’a contraint à quitter prématurément les routes italiennes et David Gaudu et Guillaume Martin seront les chances françaises. Pour Roglic, la victoire n’est alors pas certaine.

Cependant, il fallait frapper fort d’entrée pour annoncer la tendance. Première étape, premier éclat. Primoz Roglic se dresse sur les pédales non loin de l’arrivée à Arrate et remporte le premier acte d’une Vuelta qui en compte exceptionnellement 18, crise sanitaire oblige. Il endosse ainsi le maillot rouge, signe d’une première réconciliation avec les grands tours. Mais au classement, les écarts sont infimes. Rien n’est joué, tout reste à faire. Surtout qu’au lendemain, alors qu’une nouvelle étape cabossée est au programme, le Team INEOS, qui observe les performances de Tao Geoghegan Hart en Italie, tente de faire sortir son leader Richard Carapaz du peloton juste avant le dernier col. Néanmoins, tout retourne dans l’ordre. Dans la descente, le peloton des favoris laissera un champ suffisamment grand à Marc Soler pour remporter l’étape. Lui qui fût dépité d’attendre, l’an dernier, Nairo Quintana, alors que la victoire d’étape lui tendait les bras, goûte enfin au plaisir d’un succès d’étape sur une course de 3 semaines.
Il faudra attendre l’étape du dimanche, celle qui devait se conclure au sommet du Tourmalet mais qui a été contrainte de se rabattre sur Formigal, là où Alberto Contador, en 2016, avait fait vaciller Chris Froome, pour revoir le Roglic que nous avions quitté. Le Slovène, assommé sous une pluie battante, ne peut sauver son bien. Il laisse des regrets au soir de la 6e étape en voyant Richard Carapaz, qui s’impose alors comme son principal concurrent, vêtir soigneusement le maillot rouge. Au même moment à Milan, Tao Geoghegan Hart, le coéquipier de l’équatorien, brandit pour la première fois de sa carrière le trophée que l’homme en rouge détenait depuis un an. Mais le Giro pour Carapaz parait lointain. La INEOS, après son exploit en Italie, se tourne pleinement vers l’Espagne pour une dernière danse.

Primoz Roglic le sait : rien ne ressemble à l’an dernier. Il ne peut écarter ses concurrents du jeu à l’aide d’un chrono. Il doit combattre, à la régulière, dans la haute-montagne. Au soir de sa victoire d’étape au sommet de l’Alto de Moncalvillo, quelques jours après sa légère débâcle à Formigal, Roglic revient à 13 secondes de Carapaz. Le rouge de l’équatorien se noircit. Le combat est loin, très loin d’être terminé.
L’Alto de l’Angliru comme l’épouvantail de ce Tour d’Espagne se dresse devant les adeptes des forts pourcentages. L’an dernier, Roglic avait donné une leçon de vélo à tous ses adversaires en emmenant seulement Tadej Pogacar dans sa roue, sur les rampes terrifiantes de Los Machucos. Cependant cette année, sur les rampes à plus de 20 % de l’Alto de l’Angliru, celui qui fût le dernier sommet de Contador, la sérénade n’est pas aussi radieuse pour le Slovène. Alors qu’il arrive en maître, Roja de nouveau sur ses épaules après avoir joué au jeu des bonifications à Suances, Primoz Roglic subit lourdement la pente. Heureusement pour lui, Carapaz, n’étant pas dans un bon jour, ne reprend le maillot rouge que pour quelques secondes. La troisième semaine sera décisive.

Après une belle journée de repos, Roglic retrouve ce qu’il affecte. Pas de Pogacar à l’horizon, seulement la gloire. Sur un contre-la-montre terminant au sommet d’une bosse bien raide, qui aurait pu faire ressurgir en lui ses pires cauchemars, Roglic reprend 48 secondes à son adversaire équatorien. On pourrait crier à l’exploit, Carapaz a sacrément sauvé les meubles. Il se place encore comme une muraille dans cette bataille féroce.
Mais les journées passent, et le seul véritable rendez-vous est l’Alto de la Covatilla. La dernière fois que la Vuelta a disposé sa ligne d’arrivée à ce sommet, Rudy Molard avait été contraint de laisser son maillot rouge à Simon Yates, qui remportera la Vuelta.
Puisque cette année n’est pas comme les autres, Roglic a cru de nouveau tout perdre. Carapaz, parti seul à 6 km de l’arrivée, reprend du temps sur un Slovène beaucoup moins aérien que sur les pentes du Col de la Loze, lors du dernier Tour de France. Finalement, la marche était trop haute pour l’équatorien. Roglic peut paisiblement reprendre son souffle. Il sera, demain à Madrid, de nouveau vainqueur de la Vuelta.
Sur le podium, Roglic a sans doute revu les images de ce Tour manqué, qui marquera à jamais son esprit. Mais sans doute est-il aussi fier de ce rebondissement en Espagne. Il aurait pu se morfondre. Son attentisme caractéristique a bien failli, de nouveau, lui jouer des tours sur la Vuelta. Mais le destin voulait que Roglic soit là, à Madrid, sur une marche où il devait être à Paris. Il reviendra, à coup sûr, sillonner les routes françaises. Mais en attendant, il savoure. De toute bonté, il remercie et dédie son succès à ses vaillants équipiers. Il sait parfois faire preuve d’un égoïsme qui ne sera point à blâmer, tant ses heures auraient pu virer au cauchemar perpétuel. Au fond, tout le monde l’a compris : cette victoire, c’est pour lui, et seulement pour lui.
Crédits photos : Le Soir.be, DH.net, Noticiclismo et Swiss Cycles