On ne sait pas grand-chose de Hillerslev. C’est un petit village au nord du Danemark, d’environ 300 habitants, où siège une église, ce cœur battant de la paroisse. Ce village est presque fantôme. Il est même difficile de trouver des photos sur Internet. Et pourtant, ce lieu n’est pas qu’un simple endroit perdu du globe, comme il en existe des centaines de milliers dans le monde. Il est l’endroit où un gamin assez spécial a vu le jour, le 10 décembre 1996, avant qu’il ne se montre aux yeux du grand public, 25 ans après, sous son jour le plus radieux. Ce gamin, c’est Jonas Vingegaard, celui qui, en 2017, en pleine convalescence après une chute sur le Tour des Fjords, est devenu poissonnier. Ce même ex-poissonnier qui, en 2018, a signé chez Jumbo, pour le destin que l’on connaît bien aujourd’hui. Jonas Vingegaard est de cette génération danoise brillante, avec Kasper Asgreen notamment, qui a décidé de taper à la porte des sommets et de s’inviter à la table des grands.
Depuis plus d’un an, le jeune danois d’Hillerslev fascine. L’an dernier, il a été le seul à faire douter Tadej Pogacar lors du deuxième passage sur les terribles pentes du Mont Ventoux. Il a été l’homme qui a terminé 2e de son premier Tour de France, après avoir connu l’abandon de son leader Primoz Roglic en première semaine. Il a été l’une des grandes révélations de ces dernières années, l’un des plus beaux diamants à polir avec soin. Il est de cette génération qui casse les codes du commun pour franchir le mur de l’épique, celle qui n’a pas peur des grands, qui s’en affranchit, qui les domine. Il est plus âgé que Tadej Pogacar, mais plus jeune que Primoz Roglic. Il est peut-être trop tard, désormais, pour lui promettre le même destin que le Slovène aux deux Tours de France. Mais il est sans doute l’heure de l’estimer à sa juste grandeur, et d’y croire, d’y penser. L’heure de croire et de penser que cette année, c’est peut-être son Tour.

Parce que son Tour part de chez lui, de son pays, le Danemark, où il a couru de longues années, durant toute sa jeunesse. Il n’est pas aussi à l’aise que Roglic et Pogacar dans l’exercice chronométré, mais il saura limiter les dégâts, dans un Tour sur lequel le contre-la-montre individuel est l’honneur. D’abord à Copenhague le premier jour (13,7 km), où les coureurs parcourront les boulevards de la ville, et enfin entre Lacapelle-Marival et Rocamadour (40,7 km), où le maillot jaune devra prendre les armes une dernière fois, dans un long raid solitaire qui va s’avérer mortel pour les organismes après tout le brouillard qu’ils auront traversé. Comment alors ne pas résumer ce Tour à un duel fratricide entre deux Slovènes, Roglic et Pogacar, entre deux armadas, la Jumbo-Visma et l’UAE Team Emirates ?
Il est bien difficile d’échapper à cette dualité, tant le parcours semble taillé pour cette bagarre, entre le long chrono final et les hauts massifs alpestres, que Pogacar adorera de toute manière, quel que soit le versant, peu importe l’heure, tant ce gamin sait déjà tout faire. Il est même en réalité difficile, voir impossible pour les plus catégoriques, de penser à autre chose qu’à un Tadej Pogacar qui s’envole sur les pentes du Col du Granon ou de l’Alpe d’Huez, tout seul, comme il sait si bien le faire, écrasant tout et même le Tour, au passage. Alors, c’est vrai, il y aura des pièges. Entre les pavés du nord et le pont du Grand Belt, où un risque de bordure pourrait être élevé, les traquenards sont importants, mais les chances qu’il en sorte intacte le sont tout autant, puisque depuis qu’il domine tout, rien ne l’effraie. Et le Tour des Flandres, auquel il a participé cette année, montre qu’il n’a pas les traits d’un coureur maladroit sur les pavés. Au contraire.

Cette année sera peut-être encore l’année de Tadej Pogacar. L’année prochaine aussi, et la suivante encore, et les autres aussi, sauf si entre-temps, il gagne les routes du Giro, laissant un espoir aux autres de le voir éreinté sur le Tour. Il n’y a rien de fataliste dans ces propos, tant il illumine le Tour par ses attaques, tant il est vecteur d’une course de mouvements, où les offensives sont lointaines et fulgurantes, malgré le fait qu’il soit finalement le seul, souvent, à pouvoir y répondre. La domination est totale, le suspens est réduit, mais le cyclisme compte dans ses rangs un phénomène. Un homme, qui, en 2024, pourra égaler les plus grands en remportant un cinquième Tour de France, ce que Chris Froome n’a jamais fait. Le XXIe siècle a eu Alberto Contador, Vincenzo Nibali et Chris Froome, qui ont tous trois remportés les trois Grands-Tours, les menant à la table des légendes de ce sport.
Ce siècle a également connu la plus infâme tricherie, celle de Lance Armstrong, l’homme aux sept Tour de France qui ne comptent plus, qui hante encore les songes et qui permet à quelques brillants esprits de placer le cyclisme au rang d’un sport où le dopage est la condition absolue pour pouvoir rouler. Ce scandale en a fait naitre d’autres, certains avérés, d’autres qui appartiennent encore aux imaginations, aux doutes. Et Pogacar, comme Froome il y a peu, n’échappe pas à cela, surtout après son chrono légendaire à la Planche des Belles Filles en 2020, son Tour de France 2021 monumental, ses victoires sur les Monuments ou encore son raid solitaire sur les routes blanches des Strade Bianche. On ne se débarrassera jamais vraiment de nos démons. Mais à l’heure où toutes ces accusations ne sont que suppositions, il s’agit de profiter du moment, de ce nouveau titan venu d’Europe de l’Est, qui ne demande pour l’instant que de gagner, encore et encore. Il n’est pas question ici de l’aimer, même si certains l’adorent déjà. Il est simplement question de l’accepter.

Il faut s’y faire, à ce cycliste, à ces courses qui, quand il sera présent, promettent d’être enflammées et complètement écrasées. Il faut s’y faire, parce qu’il n’est pas près de partir. Il vient d’arriver, lui et sa mèche qui s’échappe de son casque, lui et sa manière de s’imposer partout et de rappeler le roi Eddy Merckx. Il faut s’y faire, puisqu’il sera encore là sur le Tour de France qui arrive, puisqu’il le gagnera sans doute. Les Jumbos auront la lourde tâche de contenir la foudre, mais il ne s’agit pas non plus d’oublier les autres, qui pourraient s’inviter à la fête. Il y a bien Aleksandr Vlasov, qui n’a jamais été aussi fort que depuis qu’il a signé chez Bora, ou bien Ben O’Connor, le seul qui fut capable d’accrocher Vingegaard et Roglic sur le dernier Criterium du Dauphiné.
Il y a aussi Enric Mas, enfin seul leader de chez Movistar après de nombreuses années de cohabitation, ou encore David Gaudu, l’une des seules chances françaises pour le classement général, à moins que Thibaut Pinot et Romain Bardet ne decident de rouvrir une nouvelle fois l’usine à frissons. Il ne faudra pas oublier les Ineos, qui ont perdu tristement Egan Bernal dès le début de la saison, mais qui arrivent à Copenhague avec Geraint Thomas, ancien vainqueur et Daniel Martinez, fidèle lieutenant de Bernal sur le Giro 2021 et auteur d’un début de saison prometteur. Un podium composé de Pogacar, Roglic et Vingegaard se dessine à l’horizon, mais il faudra garder un œil sur les autres zouaves, qui ne resteront pas sur le porte-bagage pendant trois semaines. Un Tour de France ne se court pas, il se gagne.

Il y a alors tout pour que le Tour soit magnifique, comme il l’est chaque année, peu importe son résultat. Il retrouvera la Super Planche des Belles-Filles et les pavés. Il fera son retour au sommet du Col du Granon, grimpera jusqu’en haut de la très exigeante montée vers l’altiport de Peyragudes, s’illuminera quand il passera sur le virage des Hollandais en pleine ascension de l’Alpe d’Huez. Il honora le Galibier, par deux fois, en deux jours et installera son dernier sommet à Hautacam. Juste avant de placer sur le trône son vainqueur, devant l’Arc de Triomphe, sur la plus belle avenue du monde. Le décor est planté. Lâchez les fauves, ils sont prêts à se battre.
Crédits photos : RTL, Today Cycling, DH Net, Be Celt et RTL (2)