Le 8 octobre dernier, sur les routes du Tour de Lombardie, Vincenzo Nibali fit ses adieux au monde professionnel du cyclisme. Une carrière riche en succès, un homme courant au panache, il est aussi un coureur chérit dans son propre pays et adoré des suiveurs. Voici ce que fut Vincenzo Nibali pour le cyclisme.

C’était l’au revoir d’un géant, d’un maître des montagnes, d’un homme qui, partit un jour à la rescousse de son pays natal, l’Italie, mit le monde à ses pieds sans vraiment que l’humanité ne s’en rende compte. Vincenzo Nibali n’est pas Christopher Froome. Il n’a pas remporté trois Tour de France d’affilée, il n’était pas à la tête d’une invincible armada, capable de faire basculer des belles après-midi d’été dans un ennui total. Vincenzo Nibali n’est pas non plus Tadej Pogacar. Il n’a pas cette constance folle dans l’écrasement, il ne passe pas sa saison à distribuer des paires de claques à tous ceux qui osent se prétendre meilleurs que lui.
Vincenzo Nibali est un coureur qui a tout gagné, sans véritablement tout écraser, sans jamais apparaître comme un briseur de rêves ou une bête indomptable, un coureur imbattable. Il est la personnification de l’effort, du panache, cette sensation que l’on a mérité tout ce qui nous arrive après une vie de dur labeur.
Sur le dernier Tour de Lombardie, c’était ainsi l’au revoir d’un coureur au panache fou, à l’attaque si vive, si belle, si récurrente. C’est l’au revoir, au delà de la personne, d’un cyclisme qui berça l’enfance de certains suiveurs, ce cyclisme d’émotion, ce cyclisme de passion, ce cyclisme qui rend les journées pluvieuses de mai ensoleillées, qui dégage les blocs de neiges en haut des cols pour y faire passer la lumière des héros. C’était l’au revoir d’un héros d’une nation, qui maintiendra longtemps, seul, son pays à flot et qui laisse aujourd’hui, derrière lui, un immense vide qui ne sera pas simple à combler. Un vide pour son pays. Un vide pour le monde.

Il est inutile de présenter sa vie de manière chronologique. Nous sommes entre nous, nous le connaissons. Sachez simplement qu’il fut le vainqueur des trois Grand Tour, avec sa victoire sur la Vuelta en 2010, ses deux victoires sur le Giro en 2013 et 2016 et sa victoire sur le Tour de France en 2014, qui le fit entrer à la table des géants de ce monde, à la table des Merckx, des Hinault, de toutes ces légendes qui ont remporté les trois Grand Tour. Il n’est ainsi pas risqué d’admettre aujourd’hui que Vincenzo Nibali est une légende, maintenant qu’il est parti. De la même manière que l’est aujourd’hui Alberto Contador et que le sera, à l’heure du départ, Chris Froome, deux membres de la splendide bande que l’on appelait les Quatre Fantastiques, référence à une époque bien lointaine où ils apparaissaient comme les meilleurs.
Écrire l’histoire de Nibali, c’est écrire l’histoire d’un homme né de l’autre côté du détroit, à Messine, porte de la Sicile éternelle, qui vit un jour son destin basculer sur l’autre rive, sur les routes et les massifs de la botte. Écrire l’histoire de Nibali, c’est aussi, dans le même temps, conter les événements marquants du cyclisme des années 2010.
Nibali, c’est celui qui assomma le Tour de France 2014, en remportant 4 étapes, dont une au sommet de la Planche des Belles Filles et une, pour la dernière étape en altitude, sur les pentes d’Hautacam, où il sonna la fin des festivités avant son couronnement sur les Champs. C’est aussi et avant tout le Giro d’Italia, son Tour national qu’il honore par sa présence presque tous les ans, et surtout cette année, où il reçut les honneurs pour tous les triomphes de sa carrière à Vérone, ville qui fut exceptionnellement celle de l’amour infini. Nibali, c’est aussi un surnom qui lui colle à la peau. Requin de Messine : voici son nom, cet alliage entre son héritage sicilien et sa vocation à la férocité.

Nibali, c’est aussi des images. Celle où il figure seul, tout de rose vêtu, au cœur de la tempête neigeuse, au sommet de Tre Cime di Lavaredo, sur le Giro 2013, qu’il dompta avant de brandir le Trofeo Santa Fine à Brescia. Celle aussi où il arrache la victoire sur les pentes de la Planche des Belles Filles, sur le Tour 2014, écourtant le rêve en jaune de Tony Galopin et prouvant aux yeux du monde que lui seul pouvait s’imposer sur la Grande Boucle.
Celle encore où il profite de la cruauté de ce sport pour remporter le dernier Grand Tour de sa carrière, le Giro 2016, après que Steven Kruijswijk, maillot rose sur le dos, ne plonge dans un amas de neige placé sur le bord de la route de la descente du col d’Agnel. Ou encore ce fameux cliché, celui de son sprint victorieux face à Mikel Landa, qui survient après une étape reine dantesque où figuraient le Mortirolo et le Stelvio, par deux fois, par deux versants différents.
Vincenzo Nibali n’est pas seulement un excellent coureur de Grand Tour, qui connaît les cols italiens par cœur, qui sait comment les apprivoiser, tel un montagnard installé depuis l’enfance dans un chalet de Haute-Savoie. C’est aussi un extraordinaire coureur de classique, où son style plein de panache et fougue se transpose parfaitement dans les pétards de Lombardie.
Le Tour de Lombardie, d’ailleurs, il le remporte deux fois, en 2015 et 2017, faisant de lui, entre ces années-là le vrai maître de l’Italie. Mais le plus étonnant est que ce grimpeur a remporté aussi, en 2018, Milan-San Remo, ce Monument réputé pour être taillé pour les sprinteurs, même si les éditions récentes prouvent le fait qu’elle est ouverte à tous ceux qui ont l’esprit tactique le plus fin et des qualités de descendeur hors normes.
Au contraire de ceux que l’on pourrait présenter comme des purs grimpeurs, adeptes des hauts sommets et des cols longs et usants, Vincenzo Nibali est aussi à l’aise dans les pentes ascendantes que dans les pentes descendantes. Il est un descendeur d’exception, capable de faire les différences qu’il faut dans les virages sinueux et les routes dangereuses. C’est ce qui fit sa gloire sur la Primavera, puisqu’après avoir basculé en tête au sommet du Poggio, Nibali va construire sa victoire dans la descente périlleuse vers San Remo.

Vincenzo Nibali est alors un homme à tout faire. Il n’est pas non plus mauvais dans l’exercice chronométré, même s’il existe en ce monde bien meilleur que lui, à l’image déjà de Froome et de Contador. Il n’est pas non plus un excellent sprinteur, mais son sens tactique et sa petite pointe de vitesse suffisent pour régler des sprints entre les grimpeurs.
Deux fois champion d’Italie en 2014-2015, il est alors souverain en son royaume, le maître italien absolu de ce XXIe siècle où les pays de l’ouest se trouvent mis à mal par les nordiques et les barbares venus de l’est. Il est, comme on pourrait l’admettre, de la vieille école, mais il est aussi, dans ce même temps, le représentant d’un basculement vers un cyclisme plus total et émotionnel, où les moments les plus endiablés et les plus chauds se multiplient, où une saison se court sans pics de forme, mais avec une forme constante, pour ainsi tout gagner, tout rafler.
Ce que Nibali a construit en 10 ans, Pogacar le fera sans doute en 4 ans. Nibali a transmis cette difficulté de ce sport, pour montrer ainsi que rien n’est donné facilement, qu’il faudra toujours combattre, souffrir, peiner, pleurer, pour obtenir les honneurs. Né dans l’extrême sud de l’Italie, région peu prospère au XXe siècle, il est l’homme qui a réussi.

Le 8 octobre dernier, une haie d’honneur s’était formée pour lui et Alejandro Valverde, garant lui aussi avec Contador de toute une génération espagnole. Les deux hommes avançaient, en souriant, le vélo à la main, au milieu d’une masse de coureur s’inclinant devant les deux héros. Pas à pas, ils savaient ce qu’ils laissaient derrière eux. Une vie de voyages, d’émotions et de rencontres. Une vie de victoires, de désillusions, de joies et de pleurs. À côté de Valverde, Vincenzo Nibali allait faire sa dernière sortie professionnelle en Italie, au milieu des siens, sur un Monument qu’il a tant aimé. Pour un dernier au revoir. Pour un ultime merci.