Accueil » Giro 2021, la folie colombienne

Le Giro venait à peine de retrouver son printemps, qu’il sombra dans un automne sans lumière et sans fin, aux épisodes pluvieux calamiteux, inondant les visages harassés des artistes du mois de mai. Le décor était sombre, les routes détrempées, le brouillard persistant. Les réalisateurs s’arrachaient les cheveux pour trouver des images correctes et fluides d’un peloton avançant prudemment vers la prochaine tempête. L’atmosphère était surréaliste, propulsant le cyclisme dans son univers homérique, où la colère de Zeus domine le ciel en un éclair. Il s’agissait bien alors d’un début de mois de mai, où tout paraissait chaotique, où les coureurs prenaient de l’âge à mesure que les kilomètres défilaient. Dans des paysages aux reliefs noyés dans la brume, le Giro montrait tout son éclat et sa dureté. Il transmettait son style romanesque aux férus d’Antiquité, indiquait ses chemins étroits de montagne pour les randonneurs de l’été, brandissait, par des images de châteaux et d’églises, tout son patrimoine florissant, et, sur un goudron tantôt frais, tantôt usé, dépeignait ce qui constituait son âme et sa célébrité, ces coureurs venus des quatre coins du globe pour conquérir une terre promise, cette péninsule italique si resplendissante. Par des pluies incessantes et des chemins nouveaux, le Giro ouvrait la porte du grandiose, comme chaque année, pour prouver qu’il est bien l’une des plus belles courses d’une saison qui en compte un nombre incalculable, laissant les coureurs pantois, au moment de faire des choix.

Dans les artères du Turin, le public était bien présent, accoudé aux barrières, le masque sur le nez. Les sommets alpins qui entourent la ville étaient toujours enneigés. Le soleil ne brillait plus sur le Pô. Le ciel se couvrait, mais pas suffisamment pour y voir de la pluie. Il était dans les alentours de 16 heures et Filippo Ganna s’avançait sur la rampe de lancement, prêt à jaillir comme un fauve. Il était chez lui, en Italie, porté par une foule le voyant déjà en rose, dans un exercice où l’on ne trouve pas meilleur que lui cette saison. Il était posé sur sa machine, comme sur un fauteuil et planait au-dessus des autres, maillot irisé sur le dos, au beau milieu de l’autoroute du maillot rose. À l’arrivée, il avait écrasé son compatriote Edoardo Affini, lessivé un Remco Evenepoel revenant et contraint Remi Cavagna à incliner la tête devant un champion. Il paraissait si insubmersible que seule son absence sur un chrono pourrait le défaire.
Filippo Ganna sillonnait alors les routes italiennes en rose, au sein d’une équipe robuste, le Team INEOS, pour emmener Egan Bernal vers le succès. Il perdit son maillot rose sur les pavés de Sestola, lors de la 4e étape, au profit d’Alessandro de Marchi, un autre italien. Dans le même temps, Giulio Ciccone avait lancé les hostilités sur les pentes prononcées du Colle Passerino, avant d’être rejoint par Mikel Landa, Egan Bernal, Alexander Vlasov et Hugh Carthy. Quand la nuit tomba, les écarts étaient infimes. Bernal affichait une belle forme, alors qu’un doute planait sur son dos, Landa ne se montrait pas avare dans ses offensives, Remco Evenepoel était propulsé leader après le désarroi de Joao Almeida et Romain Bardet semblait en avoir davantage dans les jambes que Jai Hindley. On voyait alors le Giro s’installer, avec ses interrogations profondes et ses renversements soudains. Les leaders avaient allumé une mèche suffisamment puissante pour résister à l’eau, mais le feu d’artifice devait attendre.

Il y avait dans ce premier acte un sentiment que le Giro allait être long et fascinant. Dans la plaine, après un faux-pas lors du premier exercice, Caleb dominait son monde au sprint en remportant deux étapes. L’australien semblait alors si comblé qu’il s’échappa dans un tunnel et donna à ses supporters, un rendez-vous sur le Tour. Dans la vallée, les surprises étaient immenses. Taco van der Hoorn s’offrait le plus beau souvenir de sa carrière, Joe Dombrowski brandissait sa toute première victoire sur un Grand Tour, après de nombreuses années de galère, Gino Mader prenait sa revanche après sa déception au sommet de la Colmiane sur le dernier Paris-Nice, et Victor Lafay léguait à la France le premier succès en 2021 sur le Giro, après un cru 2020 écrasé par Arnaud Démare. Le Trofeo Sanza Fine est peut-être une affaire de grand, mais il faut savoir partager son butin avec plus petit que soit pour grandir encore davantage.

Parmi les grands, ceux qui s’arracheront sur l’enfer du Zoncolan, il y avait cette semaine un très grand, un Colombien, Egan Bernal, venu de Zipaquira pour assoir sa domination en France, puis en Italie. La pluie tombait de nouveau sur les pentes de Forca di Gualdo et de Forca di Presta. Le vent se mettait à frotter les caques et à claquer les cuissards. Les équipiers de Bernal inventèrent une bordure en montagne, immobilisant les concurrents, avant une nouvelle offensive d’un Ciccone remuant, suivie notamment par Romain Bardet. Les aventuriers furent repris par le gendarme Ganna et le peloton amaigri pouvait défiler à Ascoli Piceno dans une sérénité presque totale. Au sommet du dernier col, Bernal était parti en compagnie de Remco Evenepoel, de Dan Martin et de Giulio Ciccone, dans une guerre d’observation pour creuser des écarts avant les prochains reliefs. Au soir de l’étape, il n’était pas en rose et Remco Evenepoel non plus. Attila Valter, jeune hongrois de la Groupama FDJ, l’un des seuls acteurs en montagne de cette formation, était sur l’estrade, vêtu d’un rose pimpant, le sourire aux lèvres, pour faire le beau, pour faire le fier. Après cette étape dantesque, il pouvait embrasser son maillot, colorier ses bidons en rose et donner de l’espoir, dans un avenir proche, à une équipe qui cherche la bonne constellation. Il était le nain parmi les ogres. Un nain sacrément coriace.
Mais une histoire si belle et sans ambages devait trouver une fin. Dans une journée dominicale sous un ciel menaçant, laissant tomber quelques gouttes sur l’objectif des caméras, le public montait un morceau d’une piste de ski de Campo Felice pour atteindre les barrières. Ils étaient nombreux à attendre cette arrivée sur ces chemins empierrés, aux pourcentages abrupts et à la terre humide. Ils y voyaient un court spectacle, sonnant la fin d’une première semaine fracassante, même s’il restera une journée pour la conclure complètement, avec un sprint massif à Foligno.

À l’entrée des chemins en terre, Geoffrey Bouchard allait être rejoint par Koen Bouwman. À peine avaient-ils eu le temps de se saluer que Bernal enclenchait une attaque éclair, d’une puissance ahurissante qui laissa la plupart des leaders sans voix. Giulio Ciccone se montrait impuissant, Romain Bardet avait pris la température de l’événement, Simon Yates pointait enfin le bout de son museau et Remco Evenepoel, mal placé, perdait des plumes. Egan Bernal franchissait la ligne victorieusement, sans célébrer, ou du moins trop exténué pour le faire, et se parait de rose, comme l’avait fait Nairo Quintana avant lui. Après être descendu du podium, il se dirigeait vers sa copine, Xiomara Guerrero, et lui faisait signe, avec ses lèvres gercées par l’effort, d’ôter son masque pour célébrer amoureusement l’exploit. Devant les journalistes, il était apparu sanglotant, incapable de contenir ses larmes. « Je ne peux pas le croire. Il s’est passé beaucoup de choses pour arriver ici. J’ai fait beaucoup de sacrifices, je suis très heureux. Cette victoire, en plus du maillot rose, même le porter pour un jour, ça en valait la peine ». Après Nairo Quintana, la Colombie a trouvé son nouveau guide. Le gamin de Zipaquirà deviendra roi.

Crédits photos : Eurosport, Cycling News et Today Cycling

Antonin Fromentel – 19 mai

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